Mon cinoche

Publié le par jerôme B

LE REX.

 Le Rex occupait une place bien particulière à Grignac : à part, en exergue, entre les hauts et les bas de cette ville tourmentée. Sur le chemin de l'école, je passais nécessairement devant lui, devant sa façade banale que rien n'aurait distinguée d'une autre si un large bandeau de stuc rouge encadrant deux  fenêtres n'était venu lui prêter l'allure d'un fronton monumental, avec, tout en haut les trois lettres majestueuses: R.E.X. Les soirs de projection, un tube au néon l'illuminait en rouge, donnant  à cet encadrement la profondeur et l'apprêt du velours, attirant comme le sont les endroits de fête et de luxe. Les deux fenêtres étaient déjà comme des écrans magiques : elles portaient les affiches, renouvelées chaque semaine, des films au programme, l'actuel et le prochain, et transformaient ainsi le triste crépis de ce mur en cimaise colorée . En-dessous, c'était la porte à trois battants, rouge et vitrée, qui donnait accès à la caisse et à la salle. Ainsi, jour après jour, en allant et en revenant, en montant et en descendant, dès mon plus jeune âge, le Rex était une étape, comme pouvaient l'être la vitrine de la pâtisserie, ou celle du magasin de jouets, entre l'école et la maison. Mais alors que mes yeux voyaient et pouvaient convoiter à travers la transparence des vitrines, tous ces projets de gourmandise et de jeu, ils se heurtaient à l'opacité de ce mur dont le frontispice recelait probablement des mystères et des trésors aussi vénérables que ceux des temples de l'antiquité. Et, au fur et à mesure que je  grandissais, grandissaient aussi ma curiosité et mon désir de savoir quelle cérémonie s'y jouait, d'autant plus ardent d'ailleurs, qu'une main laborieuse en affichait les clichés idéalisés et  moments figés dans une vitrine à côté de l'entrée et qu'à la maison certaines amies de ma grand-mère parlaient fréquemment de ce qu'elles y avaient vu. " Hier au soir, je suis allée au cinéma, disait Marthe à ma grand-mère. Oh, Michèle Morgan, quelle belle femme ! Et Jean Gabin, qu'est-ce qu'il joue bien ! ".

 La maison de Marthe était un énorme cube de froide humidité qui avait du mal à se chauffer au soleil de sa terrasse. La cuisine et une des chambres y ouvraient leurs portes et leurs fenêtres... Mais je ne me souviens d'elle que sous la lumière diffusée par la treille à peine enfeuillée, tendre et pâle encore, et trouée à qui mieux mieux, au moment où le printemps grimpe raide à l'assaut de l'été et où le soleil gicle à travers les feuilles comme un fruit que l'on presse. La table y était dressée alors à midi et, au retour du travail, la parole était aussi vive, aussi tranchante que la lumière. Marthe était sombre encore , d'un deuil inextinguible, mais ronde, gaie, pieuse et surtout généreuse. Sous la tonnelle à laquelle pendaient ces sphères de verre un peu glauques, enserrées d'un filet de pêcheur, qui me happaient parfois pour un rêve de mer et de vents, fumait la soupe ou le potage que, quoi qu'il arrive, Marthe servait, été comme hiver. Marthe était la femme de Robert et, pendant que son mari courait le jupon, elle allait au cinéma...

 Cinéma...Lieu de rencontre avec des gens qui sont "beaux" et qui "jouent" bien... J'attendais le moment où il me serait donné à mon tour d'entrer dans cet univers de perfections . J'attendais l'occasion de franchir le seuil de ce lieu de plaisir, de félicité. J'attendais le moment de l'initiation... Je ne me privais d'ailleurs pas, mais sans succès, de la demander, de la revendiquer.

 L'ennui des longs dimanches d'hiver finit par me tirer d'embarras en venant à bout des résistances familiales. Les parties de belotte ou de bridge, les thés entre amis, les parties de chasse ou de pêche, autant de moments durant lesquels je me faisais encombrant de lourde inaction, moi dont la présence inerte et obstinée rappelait aux adultes l'égoïsme de leurs plaisirs. Les copains n'étaient pas toujours au rendez-vous, et l'équipe de foot ne jouait pas tous les dimanches sur le terrain de Grignac !

 " Ce petit s'ennuie...Il y a un film de "coboy" au cinéma, tu devrais le laisser aller ".

Ma grand-mère céda un jour, un dimanche de bridge sans doute, et m'accompagna pour la projection de la matinée afin d'acheter ma place. C'est ainsi qu'ayant gravi les trois marches et franchi la porte , le tambour de la caisse, pour quelques francs de ce temps-là , délivra bruyamment le tiquet rose me permettant d'être introduit à "l'orchestre", sur les bancs durs des "troisièmes", tout devant, sous l'écran. Hiérarchie déjà et, dès la première séance, l'échelle dont on espère gravir tous les barreaux, jusqu'en haut, au balcon aux fauteuils rouges et rembourrés, auxquels je n'avais pas droit mais qui furent un des premiers rêves de mon cinéma.

 Ce siège inconfortable, dans lequel m'installait l'ouvreuse (à qui mes moyens inexistants ne m'autorisaient pas encore à glisser généreusement le pourboire), me permettait pourtant de vivre pas à pas les préparatifs du spectacle: j'aimais arriver en avance, j'aimais attendre, j'aimais voir les gens s'installer, ceux d'en haut lorgnant ceux d'en bas (ils se reconnaissaient d'un signe, parfois ), avec ces gestes , toujours les mêmes de ceux qui se carrent dans leur siège en soupirant, se ravisent, se relèvent, enlèvent leur veston, dénouent leur écharpe, se rasseoient en se râclant la gorge et laissent divaguer leur regard dans ce lieu  où justement, à ce moment-là, il n'y a rien à regarder, murs de torchis gris (ça ne brûle pas, tu comprends ), rideau fermé, à peine éclairés par quatre appliques, et ces odeurs lointaines de poudre de riz et plus rarement de parfum...qui fleurissaient sur l'atmosphère javélisée du sol en plancher et puis les enfants turbulents et dont la turbulence me gêne, parce qu'elle me distrait de ce rite et de cette imminence.

 Musique, toujours la même et dont je n'ai appris le titre que beaucoup plus tard. Musique d'images, "à programme" comme je sus le dire ensuite. Mais en ce temps-là peu importait son nom: elle ETAIT, prélude nécessaire et toujours identique au spectacle et chaque fois interrompue au même instant, cheminement déjà évocateur de l'ailleurs. Marché persan, orient de pacotille...

Longtemps, je n'ai pas compris ce qui se passait ensuite, aprés que la sonnerie eût retenti dans l'entrée pour appeler les retardataires. Elle marquait en tout cas le début de tout un enchaînement qui devait conduire inéluctablement, et comme miraculeusement, au jaillissement de l'image sur l'écran.

Un garçon descendait l'allée centrale et se dirigeait vers la scène, escaladait trois marches au bord de la minuscule fosse d'orchestre, se glissait derrière le rideau rouge, côté jardin, et discrètement, observait le fond de la salle. Qu'attendait-il ?...Dans ma toute innocence, je l'ignorais. Toujours est-il qu'à moment donné, il tirait sur la corde qui ouvrait le rideau et que, justement, il découvrait la première image du documentaire et cette synchronisation me paraissait tout bonnement inconcevable, prodigieuse. Les lumières s'éteignent l'une après l'autre et me voilà happé par la fenêtre lumineuse et mouvante...Je ne pensais plus à cette inexplicable mécanique jusqu'à la fois suivante, mais je me surpenais à envier ce garçon au pouvoir si étrange.

Je compris tout plus tard: le mur du fond était percé de quatre petites ouvertures carrées. par deux d'entre elles passait le flux lumineux des projecteurs et c'est ce qu'il guettait si attentivement au coin de son rideau. Dès qu'il voyait l'une d'elles s'illuminer, il tirait sur la corde. Plus tard encore, quand la salle fut équipée pour le Cinémascope, le rideau souvrit par commande électrique. L'ouvreur de rideau disparut et avec lui, ce moment palpitant qui précède la satisfaction d'une attente,  bonheur  sans doute plus fort que le bonheur de la chose elle-même.

 Ce qui ne disparut pas, c'est ce que ce petit jeu m'avait permis de découvrir, ce que la toute puissante télévision ne donnera jamais : le faisceau divergeant des rayons lumineux, qui, passant par-dessus nos têtes, allait s'écraser sur l'écran et qui, de lumière si violente, si blanche, si pure, si belle, devenait image, de traits raides et animés de saccades, devenait formes claires ou sombres, chatoyance des couleurs, mouvements souples et liés.

 Quittant parfois l'écran des yeux, je me bouchais les oreilles et m'amusais à ne comprendre le film que par l'observation de ces rais lumineux : tantôt, ils bataillaient comme des épées, cinglaient comme des éclairs, illuminaient les murs de la salle et le visage fasciné des gens et c'était scène d'action ; tantôt, fixes, ou se fondant lentement les uns dans les autres, tournant comme un kaléidoscope,  c'était scène d'amour ou long travelling ; tantôt, à peine visibles,  on aurait pu les compter sur les doigts de la main, et c'était scène de nuit ou bien d'un seul tenant, massifs et presque matériels ils douchaient l'écran d'une lumière crue et c'était le soleil, le ciel... Je m'émerveillais de cette alchimie et ne pus jamais plus dissocier le plaisir du cinéma de cette migration des rayons dans l'espace, de leur source ponctuelle jusqu' à l'obstacle qui les métamorphose en leur donnant l'apparence de la vie. Et je ne m'étonnais point, quand je l'appris, que les inventeurs du cinéma se fussent appelés Lumière. Ce n'était évidemment pas une coincidence.

 Je conçus rapidement le cinéma pour ce qu'il est : l'effet d'une fascinante mécanique dont je me suis acharné à percer les secrets pendant de longues années. J'avançais comme un détective, conservant précieusement chaque indice, les accumulant comme les pièces d'un puzzle afin  d'en reconstituer l'ensemble, d'en saisir l'organisation, d'en comprendre le sens et le fonctionnement. A chaque étape correspondait son hypothèse qui corroborait la précédente ou l'infirmait. avec des discussions passionnées entre copains.

 De la cabine de projection, antre dans lequel régnait sans partage, mal rasé et hirsute, grognant , entre deux vins -- et parfois ivre mort -- dans sa blouse grise et maculée de graisse, Darche le projectionniste, s'évadait parfois un morceau de pellicule, résidu d'une cassure et d'un collage approximatif. Le cinéma était donc photo et même agglomération de photos, chacune figée, chacune différente et toutes transparantes ! Quelle fierté lorsque nous brandissions comme un trophée un bout de ce long ruban ! Et quels cris de victoire si, par hasard, il était en couleurs !...

 Darche...Ils étaient deux. L'un aux machines, l'autre à l'acceuil. Frères. Ils habitaient dans les vieux quartiers que je n'aimais pas et qui même me faisaient peur lorsque par hasard je m'y aventurais. Les deux frères étaient aussi pouilleux que l'immeuble à la façade lépreuse et rongée de salpètre qui les habritait. Bloqué contre l'humidité de la falaise, dans les "Basses Rues", leur logis tout en hauteur ne voyait jamais le soleil et j'imaginais ce lieu sordide, aux bois poisseux et pourris, au mobilier hétéroclite éclairé à grand peine par deux fenêtres sans prunelles qu'aucun rideau ne venait égayer. Des bouteilles, des verres sales, une odeur de vinasse, tout le désordre des vieux garçons fait de papier journal, de revues empilées et fanées, d'antiques calendriers punaisés un peu partout, de chiffons et de couches froissées et louches...

 Pourtant, le mercredi le samedi et le dimanche, les deux frères sortaient de leur tanière: le technicien dans sa blouse grise élimée, tachée de graisse, effrangée. L'ouvreur, dans son deux pièce terne et étriqué sur une chemise dépareillée et sans cravate mais soigneusement boutonnée au col. Lampe électrique dans la poche. Il plaçait les veinards qui pouvaient s'offrir un "balcon". Il glissait les pièces des pourboires dans une poche de son veston. Parfois, le projectionniste sortait de son local pour voir où en était le remplissage. Mais en ce lieu, je ne vis jamais les deux frères se parler... 

 De la mécanique cinématographique, comme je le fis presqu'au même moment de celle du train, j'aimais immédiatement le langage, la perfection et même les imperfections ... Le ronronnement assourdi du projecteur qui démarre, l'inépuisable travail des griffes tirant le film par ses milliers de perforations, les sautes d'humeur du son qui hocquetait parfois de cassures et d'usure et celles de la lumière qui flanchait, jaunissait, s'éteignait, périssait, déclenchant sifflets, rappels à l'ordre, noms d'oiseaux qui habillaient le pauvre Darche: une sieste pernicieuse, les fatigues d'une longue journée bien arrosée l' avaient distrait de la  surveillance de sa lampe à arc. Les rayures mouvantes, les taches éphémères, je les aimais aussi comme autant de signes de fragilité, de vulnérabilité, comme la marque tangible de l'éphémère.

 C'était l'époque où les films ne défilaient pas d'un seul tenant dans un projecteur, comme aujourd'hui où une seule machine avale sans interruption ses deux, trois, ou quatre kilomètres de pellicule. Pour assurer la continuité du spectacle, il en fallait deux, qui se relayaient plusieurs fois. Ce passage de relai était , au REX , une phase réellement critique et dont la qualité, l'exactitude, tenait incontestablement à l'état d'imbibation éthylique du projectionniste. Sa lucidité conditionnait d'une part le bon ordre des morceaux, d'autre part la transition harmonieuse qui garantissait l'intégralité des dialogues et l'absence de bizarres télescopages d'images...Certains jours, c'était parfait. Mais les jours où Darche n'arrivait pas à caller ses repères sur la machine pas plus qu'il n'arrivait à les lire sur l'écran ( deux courtes apparitions en haut et à droite de l'image à dix secondes d'intervalle, qui assuraient le chevauchement indispensable au démarrage du relai ), c'était la catastrophe : collision de mots et d'images, il fallait vraiment s'accrocher et fournir de gros efforts pour rattraper le fil. D'autres fois, il intervertissait malencontreusement les bobines, pourtant soigneusement numérotées, ou en oubliait une : la surprise passée, on essayait péniblement de reconstituer l'histoire et Darche était à nouveau l'objet d'imprécations terrifiantes de la part des spectateurs.

 Mais ce qui m'intéressait, moi, c'était le passage en lui-même, la mécanique, l'enchaînement, le démarrage de l'un, l'arrêt de l'autre, les rotations engrenées, les entrainements irrémédiables, le travail d'alternances et de ruptures, des plus rapides aux plus lentes -- 24 images par secondes, 1 bobine par projecteur, 15 minutes par bobines, 7 bobines pour un film -- qui aboutissaient à la continuité, à la fluidité, au discours compréhensible des images et des sons et dont les avatars qui mettaient en rogne tous les autres, mais les laissaient, au fond, indifférents, me révèlaient , à moi, leur  fonctionnement sans lequel le spectacle n'existerait pas. Chaque incident m'aidait à mieux comprendre comment ça marchait, quand les autres se lamentaient sur les imperfections de la technique et l'incurie du "technicien". Chaque incident m'initiait à un secret que je rêvais un jour de maîtriser et pour cela, je n'avais ni assez d'yeux, ni assez d'oreilles...Chaque incident me parlait aussi, pathétiquement, de cet art d'illusion, dont la réussite était suspendue au bon fonctionnement d'une machine.

 Un jour, beaucoup plus tard, Darche me fit entrer dans la cabine de projection et je découvris un lieu noir, métallique, poussiéreux, à l'odeur persistante d'ozone, à peine éclairé d'un lumignon, jonché de bribes coupées ou cassées, pépites tant convoitées de Gabin, Cooper, Flyn. Trônaient surtout deux machines jumelles, ventrues et laides, dont la pupille éteinte regardait inlassablement de l'autre côté du mur comme à travers le trou d'une serrure: ce que l'on appelle l'envers du décors ! A travers les petits orifices, on apercevait la salle, la scène et le rideau fermé . La rumeur feutrée de l'auditoire nous parvenait à peine...J'étais étonné, fier, heureux d'être enfin au coeur du secret : c'était donc ici, dans cet endroit sordide et par l'entremise de cet ivrogne qui n'y comprenait pas grand'chose, que se préparait  ce qui ferait fleurir en moi le plus précieux : mes larmes, mes peurs, mes rires, mes rêves et mes curiosités malsaines de petit voyeur !

Cela me parut définitivement admirable.

Publié dans HUMEUR DU JOUR

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